Je ne sais pas ce qui est le pire. La maltraitance physique ou la torture psychologique ? Les maltraitances physiques laissent de toute évidence des traces dans le psychologique. Donc peut-être sont-elles elles aussi des tortures psychologiques ?…
Je suis restée en famille d’accueil de mes 2 ans à mes 6 ans. Je crois que l’une des choses qui m’a laissé le plus de traces, c’est le fait de savoir que je n’étais pas chez moi. Et chaque membre de cette famille me le faisait comprendre. J’étais considérée comme un objet sans droit, comme l’on considérait les enfants au XVIII siècle par exemple. L’aîné des enfants me giflait régulièrement, très fort, sans que je sache pourquoi. Au final, il faisait comme ses parents. J’ai donc appris très tôt que je n’étais à ma place nulle part, qu’il fallait soit se faire oublier soit se rendre utile pour éviter les maltraitances.
Voici un épisode dont je me rappelle. Nous étions à table. Pour le repas, c’était petits pois. Je goûte. Mais je n’aime pas. Je ne me souviens plus des mots exacts mais la mère m’a forcée à tout finir. En tout cas, j’ai essayé. Je mangeais petite cuillérée par petite cuillérée. J’avais des hauts le cœur à chaque bouchée. Mais je sentais son regard menaçant sur moi. Donc je continuais. Non seulement la peur au ventre mais aussi les nausées qui se faisaient de plus en plus fort. J’avale. J’avale. Mais arriva ce qui devait arriver. Je revomis tout sur place. A ce moment, la mère furieuse m’a demandé de tout remanger. J’ai dû m’exécuter. J’étais toute petite. Qu’aurai-je pu faire d’autre ?… Sur le coup, j’ai eu honte. Honte de ne pas avoir réussi. Honte d’avoir vomi. Honte d’avoir remangé ce vomis. J’avais envie de pleurer. Je ne l’ai pas fait.
Tiens ! En parlant de manger des choses improbables ! Un après-midi de beau temps, nous, les enfants, sommes allés jouer dans la campagne au-dessus de la maison. Il y avait un chemin qui menait « aux trois croix ». J’adorais ces moments de liberté ! J’ai dû passer de bons moments dans cette famille mais je ne m’en souviens pas malheureusement. Les autres ont pris toute la place. Bref. Revenons à nos moutons ! Donc nous étions en train de jouer. Autour de nous, il y avait des genêts, éparses. Je me suis assise un moment dans l’herbe, sans prendre garde où je posais mon séant. Rires. Après tout, je ne suis qu’une toute petite fille. En me relevant, oups ! Je me suis assise sur une bouse de vache pas tout à fait sèche. Et sali ma robe. Mais cela ne m’inquiète pas davantage. Car après tout, je ne suis qu’une toute petite fille. Nous rentrons à la maison. La mère de famille voit ma robe. Elle me dispute. Je baisse la tête. Elle me gifle. Je pleure fort. Elle m’enferme dans la cave, dans le noir, avec une consigne « Tu n’en sortiras que lorsque tu auras fait disparaître cette tache en la léchant ! » Je me mets à trembler de tout mon être. J’ai du mal à respirer. Je pleure. Je suffoque. J’appelle. Rien ne se passe. A bouts, je m’assieds je ne sais où comme il fait noir. Et j’attends. Je ne sais pas combien de temps. Mais cela m’a paru une éternité. J’ai fini par me résoudre à obéir…
Je me souviens encore du goût. De l’écœurement. De mes pleurs. Je léchais en pleurant, sachant très bien qu’il s’agissait d’une bouse. J’étais consciente de l’atrocité de la chose. Et je pleurais, je pleurais me demandant sans cesse ce que j’avais fait pour mériter tant de haine. Après tout, je n’étais qu’une toute petite fille. Toutes les personnes de cette famille me détestaient. Je ne comprenais pas pourquoi. J’ai fini par en conclure que c’était juste parce que j’étais là. Et parce que j’étais moi. Que la petite fille que j’étais ne méritait que ce genre de traitement et qu’elle ne pouvait pas être aimée.
Voilà ce que j’ai appris, très tôt. Et même après ces années en famille d’accueil, cela a continué…